L’Afrique pourrait bien contrarier les espoirs des géants du tabac qui envisagent encore aujourd’hui ce continent comme un vaste marché à conquérir.
Le Courrier de Genève, 2 novembre 2013 - Un par un, les Etats africains adoptent des lois visant à diminuer le nombre de fumeurs. Mais la mise en oeuvre s’annonce difficile face au puissant lobby des cigarettiers.
Christophe Koessler
« En Afrique, vous pouvez manquer de sucre et de pain, mais pas de cigarettes. Dans les zones les plus reculées il y a presque toujours des points de vente », déplore Daouda Elhadj Adam, secrétaire général de l’association de défense des consommateurs au Tchad. En visite à Genève en début de semaine, l’homme est aussi le « Monsieur tabac » de l’Union internationale contre la tuberculose et les maladies respiratoires (L’Union). L’expert a accompagné tout au long du mois d’octobre Pascal Diethelm, président de l’association suisse de lutte contre le tabagisme Oxyromandie1, dans un voyage à travers le Tchad, le Bénin et la Côte d’Ivoire. But de l’opération : convaincre les responsables politiques d’entreprendre une lutte sans merci contre le tabagisme, lequel cause plus de morts dans le monde que le sida.
Si le pourcentage de fumeurs au sud du Sahara est plus faible que celui connu en Europe, de 6% à 30% selon les pays, à comparer aux 25% à 39% en Europe occidentale, les ravages que le tabac y provoque sont considérables. « Nous savons d’une part que les pauvres fument davantage que le reste de la population. Or, les conséquences du tabagisme chez les gens défavorisés sont plus graves car cette dépendance s’accompagne souvent d’autres problèmes comme la malnutrition et le manque d’accès à des soins. Cela entraîne une plus grande probabilité de contracter des maladies liées au tabagisme », explique Pascal Diethelm.
Plus grave encore: une grande partie des fumeurs dépensent plus d’un tiers de leur revenu dans la cigarette, parfois jusqu’à 50%. « Un pauvre qui gagne l’équivalent de 3 francs suisse par jour paiera facilement 1 franc quotidiennement pour un paquet. Dans ce cas, le tabac passe avant l’alimentation des enfants, les soins et l’éducation », soupire Daouda Elhadj Adam.
Le Ministre de la santé d'Afrique du Sud, Aaron Motsoaledi,
a été le premier à signer le Protocole pour éliminer le commerce
illicite des produits du tabac, issu de la Convention-cadre de l'OMS
La bonne nouvelle, c’est que l’Afrique commence à se réveiller. Depuis l’adoption de la convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte antitabac en 2005, de nombreux Etats du continent se sont dotés de lois pour enrayer le phénomène, comme l’interdiction de la publicité. Si certains traînent encore la patte, comme le Sénégal, l’adoption de législations sur l’ensemble du continent ne devrait pas traîner plus de quelques années2.
Dans plusieurs pays, voici venu le temps de la mise en oeuvre des textes. Et c’est là que la bataille s’annonce acharnée: « L’industrie du tabac règne en maître absolu sur ce continent depuis des décennies », prévient le spécialiste tchadien. Fréquentant les bureaux des ministères, les géants comme Philip Morris, British and American Tobacco et Japan Tobacco utilisent une multitude de stratégies, y compris la corruption, pour se faire entendre (lire ci-dessous). Et ils disposent de la puissance de l’argent. Le chiffre d’affaires de Philip Morris représente plus de sept fois le produit intérieur brut du Tchad et trois fois celui de la Côte d’Ivoire.
En face, les organisations de la société civile ne sont armées que d’arguments: « Mais nous sommes grandement aidés par la convention cadre de l’OMS, que la plupart des Etats africains ont ratifiée. Cela nous donne une légitimité que l’industrie du tabac n’a plus », indique M. Diethelm. Et auprès de décideurs, le militant antitabac tape là où cela fait mal: le portemonnaie. « Les Ministères du commerce, de l’économie, du budget et des finances sont particulièrement vulnérables aux discours des cigarettiers car ils pensent que le tabac est une bonne affaire sur le plan économique. C’est complètement faux et nous leur démontrons pourquoi. »
Premièrement, parce que les multinationales du tabac ne créent que très peu d’emplois. « Au Tchad, l’industrie utilisait la menace de la délocalisation. J’ai donc compté combien d’emplois elle fournissait dans le pays. Cela ne dépassait pas 177. Presque rien », raconte Daouda Elhadj Adam.
En réalité, le business de la cigarette tabac entrave plutôt la création d’emploi. L’e xpert suisse s’est livré à cet égard à un autre calcul. Il a supposé que les ménages américains réduisent leur consommation de tabac de 20 millions de dollars par année pour consacrer cette somme à une dizaines d’autres postes de dépenses, comme les médicaments, les transports, ou encore l’équipement électrique. Selon lui, ces 20 millions représentent 11 postes de travail dans le pays lorsqu’ils sont dépensés en cigarettes, mais fournissent 134 emplois quand ils servent à assumer des frais plus utiles.
De surcroît, en Afrique, le tabac est un produit importé dont les bénéfices sont exportés: « Il ne profite qu’aux multinationales qui l’utilisent pour siphonner l’argent dans les pays dont les revenus sont bas ou moyens », conclut le militant suisse. Même les revenus des taxes sur les paquets de cigarettes, qui rentrent directement dans les caisses de l’Etat, restent très bas à entendre M. Elhadj Adam.
Les deux experts sont persuadés que ces arguments ont eu un impact auprès des autorités, à en juger par les vives réactions de leurs auditoires au Tchad, en Côte d’Ivoire et au Bénin. « Au Bénin, le représentant de la Cour suprême a déclaré, juste après notre intervention, qu’il allait faire de la lutte antitabac une priorité. Le lendemain, le projet de loi contre le tabagisme, qui était enlisé devant cette instance, a été débloqué », témoigne Pascal Diethelm.
Plus largement, les résultats du travail de fond mené par les ONG depuis des années commencent à se faire sentir sur le terrain: disparition de la publicité pour le tabac à la télévision et à la radio dans de nombreux pays, premiers avertissements sur les paquets de cigarettes – à Madagascar, l’Ile Maurice, l’Egypte et Djibouti –, début de l’interdiction de fumer dans les lieux publics (aéroports, restaurants, administrations, etc.). L’Afrique pourrait bien contrarier les espoirs des géants du tabac qui envisagent encore aujourd’hui ce continent comme un vaste marché à conquérir.
1 Pascal Diethelm est aussi vice-président, du Co- mité national contre le tabagisme en France. Il a été fonctionnaire de l’OMS pendant trente ans.
2 L’Union contre la Tuberculose conseille en particu- lier dix pays, dont une bonne moitié dispose de lois ou de décrets en vigueur ainsi que des articles quant à leur mise en d’application: le Niger, le Burkina, Ma- dagascar, le Kenya et le Tchad. L’adoption du projet de loi de la Côte d’Ivoire est très attendue, ce pays pouvant constituer une locomotive dans la région.
Source : Le Courrier de Genève, édition du samedi 2 novembre 2013, page 9, rubrique Solidarité, soutenue par la Fédération genevoise de coopération, à l'aide de fonds attribués par la Ville de Genève. Article original en format PDF.