L’Afrique est le continent qui compte la plus grande proportion de jeunes non-fumeurs et où la lutte antitabac est la moins virulente. Elle représente donc un marché lucratif pour les distributeurs de cigarettes.
Dakar, 20 novembre 2013 (IRIN) - Djité Sekou, 32 ans, fume toutes les nuits, lorsqu’il est de garde devant l’un des nombreux immeubles de Dakar, au Sénégal. Il a fumé sa première cigarette, une Monte Carlo du Maroc, il y a huit ans et lorsqu’il a assez d’argent, il en fume 20 à 30 par jour. C’est une addiction qui lui coûte parfois le quart de son salaire mensuel.
Comme la plupart des fumeurs sénégalais, il se procure rarement un paquet entier et préfère acheter les cigarettes à l’unité. Les compagnies de tabac ont recours à cette stratégie de vente pour s’assurer que même les fumeurs qui ont peu de moyens puissent se procurer leur dose quotidienne de nicotine.
« Si ma poche est lourde, j’achète des paquets, a expliqué M. Sekou. Si ma poche est vide, je commence à acheter au détail. »
M. Sekou fait partie du nombre croissant de fumeurs en Afrique. Il n’existe pas de données actuelles fiables sur la question, mais l’Enquête mondiale de 2007 sur le tabagisme chez les jeunes estimait qu’environ 20 pour cent des Sénégalais et 10 pour cent des Sénégalaises de 13 à 15 ans consommaient des produits du tabac. Ce chiffre est considéré comme bien plus élevé aujourd’hui.
Typique point de vente de cigarettes au Sénégal
« Cela est dû à une législation extrêmement faible qui n’impose aucune autre restriction que l’interdiction de la publicité à la télévision », a dit Oumar Ndao, agent de coordination du ministère de la Santé sénégalais pour la lutte antitabac.
Selon Tih Ntiabang, coordinateur de la branche africaine de l’organisation de la société civile Framework Convention Alliance, installée à Yaoundé, au Cameroun, la publicité cible « deux groupes de personnes : les jeunes et les femmes. Pour les jeunes, [les compagnies de tabac] présentent le fait de fumer comme quelque chose de cool. Pour les femmes, fumer signifie que vous êtes émancipée ».
Au Sénégal, il n’existe presque aucune restriction concernant la consommation de tabac dans les lieux publics et les avertissements sur les paquets sont petits.
La seule exception est la ville sainte de Touba, où fumer est interdit pour des raisons religieuses depuis 1980 (soit 15 ans avant que la Californie, aux États-Unis, interdise de fumer sur les lieux de travail fermés).
Le reste du pays pourrait cependant bientôt lui emboîter le pas. Le Parlement sénégalais s’apprête en effet à voter une nouvelle loi antitabac.
Si cette loi est adoptée, les publicités pour le tabac seront interdites, l’usage du tabac dans les lieux publics sera limité et les avertissements concernant la santé devront couvrir 30 pour cent de tous les paquets de cigarettes.
M. Ndao estime que, même si la loi pourrait être plus sévère, c’est déjà « une grande avancée » et « si elle est votée, même dans sa forme actuelle, le Sénégal peut se doter d’une des meilleures lois de la sous-région en terme de transposition de la convention de l’OMS ».
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Afrique est le continent qui compte la plus grande proportion de jeunes non-fumeurs et où la lutte antitabac est la moins virulente. Elle représente donc un marché lucratif pour les distributeurs de cigarettes.
Selon l’OMS, seulement cinq pays africains ont complètement interdit de fumer dans les lieux publics et neuf – le Tchad, l’Érythrée, le Ghana, la Guinée, le Kenya, Madagascar, l’île Maurice, le Niger et le Togo – ont interdit toutes les publicités pour le tabac. Seulement quatre pays africains – Madagascar, l’île Maurice, le Niger et les Seychelles – suivent les recommandations de l’OMS concernant les avertissements de santé sur les paquets de cigarettes.
« Dans un certain nombre d’endroits, il n’y a pas de législation du tout [en la matière], a dit M. Ntiabang. [Cette absence de législation] est due à la stratégie employée par l’industrie du tabac pour attirer de nouveaux fumeurs. »
Or, même lorsque des lois existent, leur application est problématique. Le ministère de la Santé sénégalais a interdit de fumer dans toutes les structures de santé, mais selon le rapport du gouvernement pour l’OMS, cela a été « sans effets pratiques sur le terrain ».
L’OMS estime qu’à l’échelle mondiale, le tabac tue six millions de personnes par an. Si rien n’est fait pour y remédier, ce chiffre pourrait s’élever à huit millions d’ici à 2030 et 80 pour cent de ces décès se produiront dans des pays à revenu faible ou intermédiaire.
De nombreux défenseurs du droit à la santé estiment cependant que le vent tourne. Le Kenya, l’île Maurice, les Seychelles et l’Afrique du Sud ont en effet adopté ces dernières années des lois plus strictes en faveur de la lutte antitabac. M. Ntiabang pense que cela montre un « changement de tendance », qui reste cependant menacé par l’industrie du tabac.
Le rapport mondial de l’OMS de 2013 sur la consommation du tabac accuse l’industrie de tenter d’influencer les politiques publiques en matière de santé en exagérant l’importance économique du tabagisme, en manipulant l’opinion publique, en créant de toutes pièces le soutien de « groupes de façade », en s’attaquant aux données scientifiques établies et en intimidant les gouvernements à coups de procès.
« L’ingérence de l’industrie du tabac est le problème numéro un en Afrique, notamment dans les pays qui sont en cours d’élaboration d’une législation [en la matière], a dit M. Ntiabang. L’industrie du tabac s’immisce dans toutes les étapes de ce processus. »
Un fonctionnaire de l’OMS interviewé par IRIN a confirmé ces propos : « Dans chaque pays africain où une législation est proposée, ils sont là ».
Selon l’article 5.3 de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, les compagnies de tabac ne sont pas censées participer à l’élaboration des politiques publiques en matière de santé. Pourtant, selon le fonctionnaire de l’organisation, de nombreux pays ont été influencés par « des informations apportées par [les entreprises] de l’industrie affirmant leur importance pour l’économie, alors qu’en réalité ce ne sont que des profiteurs qui ne contribuent pas tant que cela à l’économie ».
Selon M. Ndao, le Sénégal ne fait pas exception : « à un certain moment, l’industrie a pu infiltrer le processus avec un lobbying très fort au niveau des décideurs ».
Au Sénégal, les représentants de l’industrie ont insisté pour que l’interdiction totale des publicités pour le tabac soit assouplie pour permettre la communication dans les points de vente, mais le gouvernement n’a pas cédé. Ils ont également fait pression, avec plus de succès cette fois, pour que les avertissements de santé ne soient pas obligatoirement sous forme d’image, a dit M. Ndao. Mais les autorités sénégalaises tentent de résister aux actions de persuasion de l’industrie et « sont restées fermes en s’alignant sur la convention de l’OMS et sans la moindre pression », a-t-il dit à IRIN.
Un porte-parole de Philip Morris, qui contrôle 40 pour cent du marché du tabac au Sénégal et dirige une usine de cigarettes à Dakar, a confirmé que la compagnie faisait part de ses opinions au gouvernement « en amont et de manière transparente, [...] comme n’importe quelle autre industrie ».
La compagnie « accueille favorablement la proposition d’application d’une loi contrôlant la consommation de tabac au Sénégal », mais elle continue de demander des amendements concernant « quelques éléments », dont « l’absence de période de transition, l’interdiction d’incitations commerciales pour les grossistes et les détaillants et l’interdiction totale de la publicité ».
Pour M. Ndao, la motivation de ces entreprises est claire : « l’industrie perd énormément de marchés (en Europe) et essaie de se replier en Afrique, ce qui explique un peu sa très forte présence au Sénégal ».
Ahmadou Dem, chirurgien-oncologue à l’Institut Joliot Curie de l’hôpital Dantec, à Dakar, est déjà témoin des conséquences du tabagisme. Il a remarqué une augmentation du nombre de cancers du poumon, du larynx, du pharynx, de la vessie et du pancréas.
Selon lui, si rien n’est fait pour changer les choses, l’avenir s’annonce encore plus inquiétant. « Ce sera une catastrophe pour la santé et l’économie de notre pays, car nos ressources humaines et financières sont limitées et les soins contre le cancer coûtent cher. »
S’il existe des établissements de traitement du cancer – offrant des services de chirurgie, de radiothérapie et de chimiothérapie – ceux-ci restent « largement inaccessibles pour la majorité des patients, qui sont pauvres », a-t-il ajouté.
Toute initiative visant à réduire le taux de tabagisme au Sénégal doit inclure une « campagne antitabac continue dans les écoles, dans les entreprises et dans les médias », a-t-il dit à IRIN.
M. Ndao reconnaît que, malgré les importantes améliorations que la loi va apporter à la santé publique, des efforts considérables restent à faire.
À moins que la loi ne soit modifiée par l’Assemblée nationale, des zones fumeurs seront encore permises dans les restaurants, les bars et les hôtels et les images d’avertissement – pourtant considérées essentielles dans un pays où la moitié de la population adulte est analphabète – seront facultatives. M. Ndao pense que les parlementaires renforceront ces points avant l’adoption de la loi.
La loi ne va pas non plus instaurer de hausse des prix des cigarettes. Ce qui est pourtant considéré comme la manière la plus efficace de réduire la consommation de tabac. Une telle mesure doit en effet être étudiée séparément dans le cadre du régime fiscal.
À seulement 0,80 dollar le paquet pour une marque bon marché et 1,20 dollar pour une marque de qualité supérieure, le prix des cigarettes au Sénégal est presque dix fois moins cher qu’au Royaume-Uni et parmi les moins chers du monde.
Le Sénégal a choisi de ne pas appliquer les recommandations de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest qui permettent aux pays de taxer les cigarettes jusqu’à 50 pour cent. Le pays a plutôt choisi de suivre les règles de l’Union monétaire ouest-africaine limitant les taxes à seulement 45 pour cent.
Selon l’OMS, une hausse de dix pour cent du prix des produits du tabac réduit la consommation de huit pour cent dans les pays à revenu faible et intermédiaire.
Il y a deux ans, Phillip Morris avait créé un scandale national au Sénégal en baissant d’un tiers le prix de ses Marlboros. Les cigarettes provenant des pays voisins comme la Gambie et la Guinée-Bissau qui sont vendues au marché noir tirent également les prix vers le bas.
M. Sekou pense qu’une loi plus stricte et des taxes plus élevées sont « nécessaires », surtout pour les fumeurs comme lui. « Le Sénégal a le droit de faire ça […] C’est nécessaire. Tout le monde veut [arrêter]. Ils augmentent la cigarette et ils diminuent la nourriture », a-t-il dit.
« Pour moi, quelqu’un qui n’arrive même pas à avoir 1 000 francs [CFA, deux dollars] par jour, ma femme est à côté, mon fils est à côté, [si les prix augmentaient] je ne le ferais pas, a-t-il dit. Même aujourd’hui, 600 [francs CFA, soit 1,20 dollar le paquet] ça me dérange beaucoup. »
« Dès aujourd’hui, je vais [arrêter]. Comme c’est [ma] décision, je vais [arrêter]. C’est moi [ai commencé], c’est moi qui [vais m’en] sortir. »
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Source (texte de Stephen Cockburn - avec correction - et image) : Le Sénégal en première ligne dans la bataille contre l’industrie du tabac, IRIN - nouvelles et analyses humanitaires, un service du Bureau de la Coordination des Affaires Humanitaires des Nations Unies